En Turquie, histoire et politique ne font souvent qu’un. Aussi ne faut-il pas s’étonner que la date choisie pour l’ouverture du chantier du troisième pont sur le Bosphore, en présence d’une bonne partie du gouvernement, ait été le 29 mai 2013. En effet, ce jour marque le 560eme anniversaire de la conquête de Constantinople par le sultan Mehmet II, dont le nom officiel (« Fatih Sultan Mehmet », le conquérant) a été donné au deuxième pont. Il est possible de voir là un nouveau signe de « l’ottomania » des islamo-conservateurs de l’AKP qui dirigent la mairie d’İstanbul depuis 1994 et le gouvernement turc depuis 2002. Leur domination de la scène politique turque a vu ces dernières années une redécouverte du passé ottoman qui était jusque-là en grande partie méprisé par l’historiographie républicaine et kémaliste.
Mais au-delà de la date du 29 mai, les commentaires se sont concentrés sur le nom choisi pour le troisième pont, à nouveau celui d’un sultan ottoman : Yavuz Sultan Selim, qui a régné entre 1512 et 1520. Malgré la relativement courte durée de son règne, ce choix de Selim I n’est pas anodin. Petit-fils de Mehmet le conquérant et père de Soliman le Magnifique, son surnom « Yavuz » signifie « le terrible » ou « le sinistre ». Et pour cause, ses huit années de pouvoir furent marquées par une série de batailles et de conquêtes. Le résultat en fut la domination ottomane sur la Syrie, la Palestine, l’Egypte, et surtout les lieux saints de l’Islam, les villes de Médine et la Mecque. C’est, selon certains, à partir de ce début du XVIe siècle que le sultan de Constantinople devient également calife, le leader religieux du monde sunnite, jusqu’à l’abolition du califat par Mustafa Kemal Atatürk en 1924.
En choisissant ce nom, les leaders de l’AKP ont expliqué vouloir rendre hommage au grand homme d’Etat, au conquérant qui a considérablement agrandi l’Empire et à « l’homme pieux qui a ramené des reliques sacrées », n’a pas manqué de souligner le président Abdullah Gül, lui aussi présent pour bénir le chantier. Ces paroles et le choix de ce nom sont de fait révélateurs d’une certaine vision de la Turquie et de son histoire. Dans les jours qui ont suivi, et alors que le mouvement « Occupy Gezi » prenait une ampleur inédite, les associations alévies ont organisé des manifestations pour protester contre ce choix. Ses leaders ont rappelé qu’au cours de campagnes de l’armée ottomane contre l’Empire persan safavide du Shah İsmail, Selim I avait été à l’origine de massacres visant leur communauté. En 1514 notamment, suite à la bataille de Çaldıran, le sultan publia un décret ordonnant la mort de tous les Kızılbaş, d’obédience alévie, dans la région des affrontements. Le nombre total des victimes est estimé à environ 40 000.
Samedi 9 juin sur la place Taksim a İstanbul, une manifestation rassemblant un peu plus de 300 personnes a descendu l’avenue İstiklal jusqu’au lycée Galatasaray, où une déclaration a été lue. Il y a notamment été dit :
« le nom du troisième pont devrait représenter la paix et l’unité. Choisir Yavuz Sultan Selim est une mauvaise décision. Cela est un signal clair que le massacre de milliers d’alévis est considéré comme peu important. Nous n’acceptons pas ce choix et cette position de la part du gouvernement. »
Cette manifestation a été relayée dans la sphère politique par le député CHP de Tunceli Hüseyin Aygün, alévi lui-même, qui a déclaré dans une interview que Selim I était « le bourreau des alévis et un symbole de haine ». Le choix apparaît donc pour le moins provocateur envers une communauté dont le total des membres est estimé entre 10 et 15 millions (pour une population turque de 76 millions). Historiquement attachés a la République laïque kémaliste, les alévis ne bénéficient pas des financements du Directoire Général des Affaires Religieuses (Diyanet) pour leurs lieux de culte, les cemevleri, à la différence des 84 000 mosquées que compte la Turquie. Interrogé sur cette inégalité de traitement alors que le Directoire est directement financé par les impôts, le Premier ministre Erdoğan a souvent répondu que les alévis étaient des musulmans et pouvaient aller prier a la mosquée.
Entre autres exemples, cette position illustre un manque de reconnaissance dont les alévis se sentent victimes. Par le passé, les tensions avec les sunnites majoritaires ont pu conduire à de véritables pogroms : en 1978 à Kahramanmaraş plus d’une centaine d’alévis ont été assassinés ; en 1993 a Sivas 37 intellectuels, dont 33 alévis, réunis dans un hôtel pour une conférence ont trouvé la mort dans un incendie déclenché par la foule ; en 1995 dans le quartier stambouliote de Gazi la police a tiré et fait 17 morts au sein d’une manifestation d’alévis venue réclamer justice suite a une agression dans un quartier où leur communauté est fortement implantée… Cette histoire et la position actuelle de la communauté au sein de la République expliquent la sensibilité au choix qui a été fait du nom du belliqueux Yavuz Sultan Selim. Murat Belge insiste dans le quotidien Taraf sur
« le sentiment d’insécurité et de stigmatisation des Alévis, (…) la peur d’être victime de violences verbales voire physiques ».
Une banderole dénonçant le « Katliam Köprüsü » (pont du massacre) a été dressée sur le square Taksim et d’autres manifestations ont été annoncées : le 15 juin à Rize, le 23 juin à Kadıköy et le 2 juillet à Sivas, le 20ème jour anniversaire du drame de 1993.
D’après İlter Turan, professeur de sciences politiques a l’université de Bilgi,
« ce choix ne correspond pas pour le gouvernement à un message envoyé aux alévis mais davantage à une volonté de réhabilitation et de glorification du passé ottoman ».
Mais la compréhension de ce passé demeure avant tout centrée sur le leadership qu’ont exercé les sultans-califes au sein du monde musulman sunnite. L’attention portée à ce seul segment du passé turc risque de faire apparaître un peu davantage le gouvernement AKP comme représentant la seule majorité sunnite. Interrogé par Today’s Zaman, le professeur Şaban Kardaş (Université TOBB, Ankara) résume le besoin d’ouverture :
« l’AKP doit développer un langage politique plus inclusif, tolérant et à l’écoute des différents segments de la société civile. Il doit éviter paraître imposer certains choix idéologiques ou de style de vie à l’ensemble de la population ».
Dans le contexte de forte contestation qui s’exprime actuellement dans la rue turque, ces propos ne s’appliquent naturellement pas qu’au seul projet de troisième pont. Mais certains voient dans cet exemple l’illustration d’une tendance croissante du parti au pouvoir et du Premier ministre Erdoğan à ne pas tenir compte des voix dissidentes et des critiques, en l’occurrence de la part d’une communauté minoritaire qui ne se reconnaît pas dans la glorification du passé de référence des islamo-conservateurs au pouvoir.
De même, les voix s’élevant contre les conséquences écologiques et urbaines de ce projet ont été ignorées : le pont, d’une longueur de 1,4 km avec huit files de véhicules et deux de chemins de fer, devrait être achevé dès 2015 et permettre la rapide expansion des zones urbaines vers le nord-ouest et la zone de construction du futur troisième aéroport d’İstanbul. Cela entrainera la destruction de la forêt de Belgrade, le poumon de la ville, et un accroissement de pollution du fait des 135 000 véhicules qui circuleront au quotidien sur ce pont, d’après les estimations. Le directeur général de « l’Association de la Nature » (Doğa Derneği) Engin Yılmaz a exprimé ses craintes quant à un nouvel accroissement de la population et de l’activité à Istanbul. Il demande aux autorités d’adopter une vision plus large :
« il est impossible de résoudre les problèmes de circulation de la région du Bosphore en prenant des mesures à Istanbul même mais en agissant à Diyarbakır et dans d’autres provinces d’Anatolie d’où partent de nombreux migrants vers Istanbul. La solution est dans l’élimination des raisons qu’ont ces gens de quitter leur région. »
Joseph Richard, 14 juin 2013