Dersim renvoie à une géographie, elle-même à géométrie variable (pouvant inclure un périmètre plus ou moins large autour du département actuel de Tunceli) au sein de laquelle plusieurs peuples ou communautés se côtoient. Les appartenances de ces populations, ethniquement, religieusement ou politiquement définies, ont pu simultanément ou successivement être pour les habitants de la région des catégories identificatoires : kurdes ou zazas, turcs (on a vu que des villages alévis turcophones s’étaient joints à la révolte de Koçgiri), et arméniens. La région se trouve d’ailleurs au carrefour des revendications territoriales des uns et des autres à la suite de la décomposition de l’empire. Selon les tracés du traité de Sèvres, la plus grande partie du Tunceli actuel aurait fait partie du Kurdistan, la région de Sivas de la Turquie, et la région d’Erzincan ainsi qu’une petite partie nord du district (vers Pülümür) de l’Arménie, faisant ainsi de Dersim une région aux frontières de trois États-nations. On peut se demander alors selon quelles lignes se seraient dessinées les appartenances et identifications ultérieures.
Depuis la fin du XIX èmesiècle, on a vu des Dersimis se déclarer Kurdes, Kızılbaş, Kurmanc ou Kirmanc mais aussi protestants (fin du XIXe siècle), turcs (à partir des années 1920), zazas (fin du XXème siècle), ou arméniens (avant le XXème siècle puis de nouveau depuis le début du XXIème siècle).
Nous avons parlé à maintes reprises des clivages linguistiques et confessionnels pouvant agir comme frontières sociales qui séparent à des degrés divers (et variables dans le temps) les Kurdes des Turcs, les alévis des sunnites, et les alévis Kurdes des autres alévis.
Nous avons vu que si les solidarités ethniques ou confessionnelles (plus que linguistiques) ont pu être activées ou réactivées, notamment dans les moments de conflits, elle n’ont cependant jamais vu l’ensemble des Dersimis agir unanimement. Des clivages de divers ordre, plus ou moins persistants, ont traversé et continuent de traverser Dersim.
L’étude de la révolte de Koçgiri est particulièrement instructive, elle semble révéler, derrière un discours kurdiste naissant, le sentiment fort d’une identité commune à base alévie, malgré des différences considérables : les Koçgirilis, qui étaient au cœur du mouvement, ne présentaient pas l’image de rebelles et brigands des Dersimis, payaient des impôts, avaient accepté les réquisitions pendant la guerre, ne portaient pas d’armes. Leurs chefs étaient en assez bon termes avec l’État. En 1937/38 plutôt que de réagir au programme étatique de réformes comme une unité cohérente, les Kurdes de Dersim ont répondu, tribu par tribu, selon la voie dont ils estimaient être davantage dans leur intérêt dans le cadre des nouvelles règles du jeu républicain.
L’appartenance tribale, en effet, a longtemps été un cadre d’action et de perception plus pertinent que toute appartenance à une entité plus vaste. Sans parler des nombreux conflits de terre et d’honneur qui divisaient les clans, on sait que les Dersimis eux même percevaient une différence culturelle entre tribus de l’ouest et de l’est de Dersim, et celle-ci ne se recoupe pas avec le clivage linguistique : il existe par exemple une distinction culturelle entre les tribus zazaphones Şeyhhasanan (du coté de Ovacık et Hozat avec des parties de Çemişgezek et Pertek), et les tribus que Martin van Bruinessen qualifie de « Dersimi proper » où il y a des zazaphones et des kurmancophones (plutôt établies du coté de Pülümür, Nazımiye, Mazgirt, et qu’on rencontre jusqu’à Bingöl, Muş, et Varto). Les tribus n’ont jamais eu une attitude unique et sans ambiguïté, ni vis-à-vis de la République, ni vis-à-vis du nationalisme kurde.
Au clivage tribal il faut ajouter (ou soustraire) les loyautés individuelles liées au désir de s’en sortir le moins mal possible dans le jeu des rapports de force existants. Ainsi par exemple lorsqu’il devint clair que le soulèvement de Koçgiri allait être étouffé par des moyens massifs, de nombreux notables se dissocièrent du mouvement et adressèrent des lettres au vali de Sivas pour affirmer leur loyauté au mouvement kémaliste.114 Ici les clivages sociaux ont leur rôle dans l’activation des loyautés. Nombre de personnages influents du Koçgiri-Dersim éprouvent la crainte de s’écarter du pouvoir sécurisant de la grande communauté musulmane kurdo-turque que Mustafa Kemal organise avec succès. Pour certains chefs de tribus et grands propriétaires, il apparaît plus sûr de miser sur le gouvernement d’Ankara. L’affinité entre arméniens et kızılbaş dans la région n’a pas non plus provoqué une solidarité unanime, certains ağas du Dersim oriental et les villageois des environs d’Erzincan sont eux aussi saisis par la peur d’une « grande Arménie ». Au Dersim oriental de même, justement parce que immédiatement environnés de tribus kurmanjophones ou zazaphones sunnites avec lesquelles ils ont une longue histoire de conflit, les tribus alévies de Bingöl, Muş ou Varto seront moins enclines à s’identifier au mouvement kurde. Bien entendu, avec les bouleversement successifs du siècle écoulé, les frontières tribales ont été largement atténuées, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne font plus sens pour autant. Il n’est pas pareil d’être un descendant des Haydaran que de Kureyşan. Les premiers ont gardé leur aura de grands résistants alors que les seconds sont identifiés à la collaboration avec l’Etat en 1938 (et au-delà).115
En second lieu, les appartenances politiques ont largement divisé les habitants de Dersim au long du siècle passé. Nous avons vu que des Dersimis ont été présents dans tous les mouvements politiques, certes surtout à gauche, mais pas seulement. Un bon nombre d’habitants ont soutenu électoralement les partis au pouvoir, le CHP d’abord, mais également l’AKP, qui a tout de même récolté 22% des voix aux élections locales de mars 2009.116 Quant à la gauche, il serait illusoire d’y voir une quelconque appartenance commune quand on sait quels âpres divergences théoriques (avec parfois les règlement de comptes sanglants qui les accompagnent) séparent les tendances social-démocrates des tendances de la gauche marxiste révolutionnaire, kurde ou internationaliste… De plus, à la radicalité des années 1970 et 1980 a succédé un certain désengagement ou désenchantement, notamment en raison des réponses répressives et sécuritaires meurtrières, pour lesquelles les plus âgés ont blâmé les jeunes générations.117 A la politisation très forte de l’identité dersimie durant les décennies 70 et 80 semble succéder un retour d’identification à une alévité re-spiritualisée, et un attrait pour l’histoire, le patrimoine et la culture ancienne de Dersim, y compris parmi les jeunes.
Par ailleurs, dans les dernières années, on assiste à en engagement actif et conscient de la part de nombreuses personnes originaires de Dersim en vue de recomposer l’identité attachée à Dersim dans l’espace public. Nous avons parlé des recherches en sciences sociales ainsi que des initiatives en histoire orale, nous pouvons y inclure les productions littéraires, artistiques, musicales et cinématographiques ; certaines d’entre elles tendent à atténuer l’image subversive de Dersim et à accentuer son passé de persécution. Le triple stigmate accusateur « Kürd-Kızılbaş-Komünist » qui a longtemps « collé à la peau » de la région serait-il en voie de disparaître au profit d’une identité d’éternelle victime englobant à la fois la région et ses habitants? D’autres développements récents ont aussi contribué à un glissement identitaire. Marie le Ray, étudiant le déroulement de la campagne Munzur contre les barrages, constate par exemple que le cadre dans lequel elle a été menée à conduit à un rapprochement entre les militants anti-barrages et les mouvements environnementalistes, en Turquie comme à l’international. La légitimité offerte par ce registre dans l’expression publique, ainsi que les alliances crées dans le cadre de cette mobilisation collective ont été fructueuses et ont conduit dans une certaine mesure à une identification des Dersimis comme « écologistes naturels »,118celle-ci venant faire échos à une alévité spécifiquement dersimie, profondément pacifique, pour laquelle le respect de la nature serait une seconde nature. Alors que l’attachement et la sacralité du Munzur sont probablement une invention de la tradition119 on en assiste pas moins à un glissement identificatoire, de « Dersimli » à « Munzurlu ».120
Malgré une accentuation et une interprétation de l’alévité de Dersim dans le sens d’une tolérance, d’un penchant pacifiste et d’un respect inné du milieu naturel, l’anti-conformisme et la liberté d’esprit qui lui sont associés sont des dimensions identitaires valorisées et revendiquées unanimement par les dersimis. L’idée d’un Dersim tendanciellement contestataire, frondeur et opposé aux pouvoirs, bien que parfois romantisée et idéalisée à l’extrême,121 peuvent être confortées par certaines données historiques, qui révèlent des constances. La tentative de recrutement des milices Hamidiye en 1892-93 a posé des problèmes spécifiques à Dersim, des révoltes ont éclaté et le sancak de Dersim n’a pas fournit de régiment de cavalerie. Un siècle plus tard lorsque l’État a voulu mette en place le système des korucu (« protecteurs de village ») dans sa lutte contre la guérilla kurde, Dersim a encore fait figure d’exception. Contrairement à une idée très répandue, il n’y a pas « zéro korucu » à Dersim, mais de fait leur nombre y est exceptionnellement bas par rapport au reste des provinces kurdes, 122 sans qu’il faille y voir une allégeance particulière des habitants à la guérilla du PKK, dont on a vu qu’elle avait eu plus de mal à s’établir la-bas que dans le reste du Kurdistan de Turquie. Au contraire, la province de Tunceli s’est en effet souvent démarquée des principales organisations kurdes, qu’elles soient légales (DTP-BDP) ou clandestines (PKK), et la branche locale du PKK semble elle aussi prendre ses libertés face à la direction du Parti.123
Doit-on encore attribuer à ce particularisme le fait que les alévis de Tunceli ne sont associés à aucune fédération alévie de Turquie (ABF, Cem Vakfı ni même Pir Sultan Abdal Kültür Derneği) ?124
Enfin, on peut signaler que si dans la diaspora, comme parmi les tenants les plus rigides des nationalismes en Turquie, un certain nombre de sites internet animés par des Dersimis d’origine, continuent d’agir pour convaincre leurs compatriotes de la « bonne » identité à s’approprier (turque, kurde, zaza, alévie…), en Turquie même, un autre réseau travaille activement et consciemment en vue de recomposer l’identité dersimie sur la base d’appartenances multiples et non exclusives. L’épine dorsale de cette identité recomposée, outre la valorisation de la langue zaza, comprend les dimensions kurde, arménienne, et alévie, pour intégrer ensuite les autres composantes. On peut citer dans cette direction le site dersim.fr inauguré en 2006, qui se présente comme “un vaste projet d’inventoriage et d’archivage de données concernant les villages de Tunceli/Dersim. Cet inventaire inclut notamment le patrimoine culturel arménien, kurde, alévi et turc”,125ou encore la revue Ma, parue pour la première fois cette année.126
En guise de conclusion provisoire, on peut dire que l’étude des appartenances à caractère identitaire de Dersim nous emmène dans diverses directions, confirmant le caractère fluide et multidimensionnel de la notion d’identité, et la pertinence d’une approche dynamique et évolutive des processus identitaires. Il n’existe pas d’« identité de Dersim » mais des processus identificatoires multiples, convergents ou concurrents, réversibles, et toujours remodelés en étroite interaction avec le contexte.
Luz Bartoli